Extraits

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Nouvelle N°1 – Hibernati (pages 10-11)

« Parce qu’une promotion, ça ne se refuse pas, a-t-elle psalmodié de sa voix stridente. Une telle opportunité ne se présentera qu’une fois, il faut en prendre la mesure et avoir le courage de faire les aménagements qui s’imposent. Il est impératif de penser à soi, à sa carrière, au business et avec une gamine dans les pattes, de surcroît sans père, ça paraît compliqué. Surtout dans les deux à trois années à venir vu la conjoncture des marchés. Il y a des services exprès pour ce genre de problèmes alors autant en profiter, n’est-ce pas ma petite Sibyl ? Je sais de quoi je parle, vous savez bien que j’y ai placé mes enfants voici quelques années et même s’ils étaient réticents de prime abord – mièvrerie, soit dit entre nous – ils ne s’en sont jamais plaints après leur réveil. »

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Nouvelle N°3 – Paradoxe (page 78)

« Je n’oublierai jamais ce matin-là. Nous étions en retard comme souvent et j’ai grondé Lila parce qu’elle rechignait à manger, s’habiller, se chausser. Je l’ai bousculée. Elle est rentrée dans la voiture en râlant, son croissant toujours en main. Sur le chemin de l’école, je n’ai cessé de pester contre la circulation qui n’avançait pas. Je l’ai déposée sans même l’embrasser. Elle est sortie en trombe sans m’adresser un regard, je crois qu’elle m’en voulait toujours de l’avoir brusquée. Si j’avais su que c’était la dernière fois que je pouvais lui parler, la câliner, lui dire « je t’aime », jamais je n’aurais agi de la sorte. J’aurais pris le temps. Si j’avais su ce qui allait se passer ce jour-là, je me serais fait porter pâle et c’est un autre agent qui aurait vécu mon enfer. Mais j’ignorais tout de l’avenir. Ou plutôt du passé. Le hasard avait voulu que ce soit moi. Fichu hasard. »

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Page 13

« Des démons intérieurs, elle en avait assez comme cela sans avoir besoin d’en rajouter encore dans sa besace. Il y avait en particulier ce démon qui murmurait à son oreille comme une rengaine lancinante, sournoise et empreinte de délectation malsaine.

‘Tu n’aurais pas dû gaspiller tous ces précieux Crédits-Vie pour tenter de sauver ton cher petit mari. Tu vois maintenant dans quelle situation dramatique tu vous mets, ton pauvre petit bébé et toi ? Si l’un de vous deux devait avoir un sérieux problème de santé, il ne serait peut-être pas possible de le soigner comme il le faudrait. Ou alors si, mais en attaquant le solde de points futurs de ton rejeton, ce qui ne ferait que reporter le handicap à plus tard… et sur quelqu’un d’autre. Sur un pauvre petit bébé sans défense. Une perspective foutrement maussade, tu en conviendras comme moi.

Fabry était presque mort, on lui avait confisqué tous ses Crédits-Vie personnels pour payer les soins médicaux des victimes de l’accident qu’il avait causé et en bonne épouse fidèle et dévouée que tu étais, tu as souhaité lui venir en aide. Tu as voulu tenter la série de coûteuses opérations chirurgicales malgré les faibles chances de succès. Résultat des courses: un bon paquet de Crédits-Vie partis en fumée, madame Noiram, rien que ça, comme une épaisse liasse de billets de banque jetée dans un feu de cheminée et consumée en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.»

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Pages 19-20

8 janvier 2022
Chaîne télévisée Fédération Une: Journal de 19h30 […]

‘Madame, Monsieur, bonsoir et bienvenue. À la une dans cette nouvelle édition du journal, le point sur la réforme instaurée en ce début d’année par le Commandement Fédéral en matière de financement des soins de santé. Comme annoncé il y a quelques jours par la Grande Commandeure Xéna Xylème en charge du Haut Département du Bien-Être et de la Médecine, c’est dorénavant sur un quota de points à répartir sur la durée d’une vie que chaque citoyen devra compter pour l’indemnisation de ses frais médicaux. Madame Xylème, nous le verrons, se félicite de cette réforme qui, selon elle, supprimera les inégalités en matière de remboursement des soins et contribuera à responsabiliser les citoyens à devenir de véritables acteurs de leur santé. […]

Dans notre rubrique Nature Une’ifiée, nous parlerons ensuite de l’amibe géante. Cette créature ancestrale, l’une des plus primitives recensées sur Terre, est dépourvue d’une série de fonctions biologiques présentes dans les cellules humaines. Elle se présente sous forme d’un amas gélatineux au gabarit impressionnant capable d’engluer tout en restant parfaitement immobile des proies d’envergures diverses, allant de petits organismes insignifiants à des entités plus imposantes. Ses incroyables talents de prédation, elle les utilise pour assouvir cet insatiable instinct d’expansion qui la caractérise.’ »

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Page 48

« ‘M’est d’avis qu’elle aurait bien besoin qu’on lui retape le cerveau, la Xéna. Un petit rafraîchissement de ses idées loufoques, un ravalement de son sourire de façade et surtout un bon coup de ponceuse sur ses crocs pointus qui rayent le plancher… Sacrée panade, dans cette grosse tête pleine de vent – c’est qu’elle confond beaucoup de choses, la greluche. Responsabilisation et coercition par exemple. Équité et égalité. Respectabilité et assurabilité. Professionnalisme et productivité. Patient et argent. Médecine et business. Humain et robot. Blette et tartiflette. Chou-fleur et crème au beurre. Bref, tu vois le genre, mec.’ »

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Pages 90-91

« – Je suis contrainte chaque jour d’oeuvrer à l’encontre de mes principes ! s’exclama la soignante, le visage las. Je dois comparer à la fin de chaque service les soins prodigués et les Crédits-Vie récoltés afin de m’assurer que le compte est bon, que la balance est correcte. Et je dois établir un rapport chiffré qui engage ma responsabilité. Aucune fraude possible… Ou difficilement en tout cas. Le matériel médical jetable est dénombré quotidiennement, idem pour les médicaments et tous les appareils de soins sont reliés à une centrale informatique qui recense leur utilisation et stocke les données sur un serveur. En plus, il y a Cerbère et ses copains qui sont là en permanence sur notre dos. Et certains de mes collègues sont… comment dire… particulièrement collaboratifs avec les forces de l’ordre. Certains soignants d’ici se sont déjà fait pincer et ils ont eu de gros ennuis, je n’ose même pas en parler…

– C’est fou… Toutes ces contraintes… elles doivent vous faire perdre patience, non ? demanda Toni en espérant ne pas trop mettre les pieds dans le plat.

– Ne m’en parlez pas… répondit Madeleine en chuchotant vigoureusement, l’air découragée. Comme je ne peux pas être au four et au moulin, le temps que je perds avec ces balivernes administratives, je ne peux pas le passer à faire des choses vraiment utiles. Comme par exemple soigner les gens. Un comble pour une infirmière… »

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Pages 141-142

« Notre package Diamond, c’est la Rolls-Royce de l’assurance santé. Vous êtes le centre du monde.

Une prise en charge intégrale et sans plafond des maladies définies comme rares, orphelines ou congénitales.

L’accès à des prestataires de soins classés dans la catégorie A du ranking fédéral – pointures absolues dans leurs spécialités respectives.

L’assurance d’être toujours traité en priorité que ce soit pour une consultation, un examen ou une intervention, avec un accès privilégié qui Vous évitera une longue attente au guichet ou aux urgences.

La certitude de bénéficier, en cas d’hospitalisation, d’un service exceptionnel digne d’un séjour dans un hôtel cinq étoiles grâce à la norme Ultimate Comfort que nous exigeons pour Vous auprès de nos établissements partenaires. Une suite de luxe avec petit salon, espace détente, home cinéma et bain à remous, une hôtesse aux petits soins, un service bagages, des prestations détente telles que massage, manucure, pédicure, coiffure, maquillage ou encore épilation, des menus d’exception élaborés par nos chefs étoilés, un coach de convalescence spécialement dédié… Autant de rêves qui deviendront réalité.

Avec notre package Diamond, Vous n’êtes pas malade. Vous exultez. »

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Pages 155-156

« – Centurion Hill, murmura Toni en entrouvrant à peine la bouche. La clinique géante. C’est pour ça qu’ils la construisent ? Pour s’adapter à tout ça ?

– Exactement, acquiesça Rose en hochant la tête d’un air réprobateur. Un hôpital monstrueux destiné à caresser le lobby des assureurs dans le sens du poil. Mais pas que. Tout a été pensé pour favoriser la performance et la rentabilité et pour coller parfaitement aux procédures standards. Pour faire un max de fric tout en léchant les énormes bottes de Madame XXL, en gros. Ils ont pensé à tout… L’espace entre les portes, la distance entre les chambres et les bureaux des soignants, la longueur des couloirs… Tout a été étudié pour optimiser les déplacements du personnel. Ils ont bien bossé, les ingénieurs… »

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Page 171

« Au centre de néonatologie, le déclin du jour avait pour effet de rendre encore plus feutrée et cotonneuse l’ambiance singulière qui imprégnait déjà les lieux plus tôt dans la journée. L’arrivée de la nuit exacerbait les tensions et l’angoisse qui, de fugaces, tendaient à devenir lancinantes. Les efforts du personnel soignant pour reléguer les monstres au placard… tous ces efforts devenaient insuffisants pour affronter les ombres. La nuit, c’était une autre paire de manches. Bas les masques. Plus aucun film de protection. Exit, le brouillard de fumée rose camouflant gentiment la misère et les larmes. L’ambiance devenait glauque, pesante et étouffante. Les pleurs des bébés résonnaient comme la lente agonie de chatons que l’on égorge. Les sons des appareils médicaux se transformaient en râles de robots malveillants assoiffés de chair humaine. Les bruits de pas martelaient le sol comme des coups de machette sur de la viande fraîche. Les monstres tambourinaient à la porte. Ils avaient les crocs. Ils attendaient patiemment que vienne leur heure pour sortir se repaître du désespoir des hommes. »

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