
Extrait du recueil de nouvelles Altère Ego.
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La polygamie, moi j’ai jamais été mais… si on me paye le voyage, oui, je veux bien (Les Inconnus)
« Alors, Ephie, raconte-moi. Pourquoi t’es là ? » demande Mathias en remontant la main le long de ma jambe.
Le cliché est presque parfait.
Nous sommes seuls dans la chaufferie, vaste local technique où les tuyaux de cuivre s’entremêlent et crachent çà et là des jets de vapeur brûlante. Je suis allongée sur lui à même le sol en béton ciré ; nos vêtements gisent éparpillés autour de nous tandis que nos corps moites suintent de transpiration sous les effets combinés de la chaleur, de l’effort et de l’humidité ambiante. Nous pourrions nous croire catapultés dans l’un de ces films d’action où un plantureux héros gonflé aux stéroïdes vient en aide à une demoiselle en détresse, généreusement pulpeuse, dont il fera fondre le cœur et la chair une fois sa mission accomplie. Le tout, bien entendu, sur fond de voyage en hélicoptère survolant la forêt amazonienne ou autre cadre tropical grandiloquent. Tu vois, bébé, sur l’horizon ? C’est la frontière du Venezuela.
Sauf que Mathias est différent – ni beau-parleur, ni bodybuildé. Il est bien bâti mais sans plus, avec une mystérieuse mélancolie dans le fond de l’œil, comme chez les dogues allemands. Ce qui m’excite chez lui, c’est sa peau hâlée – verte, comme celle de tous les sujets d’Elysia, mais basanée tout de même. Ce petit côté dépaysant, exotique presque me transporte à mille lieues de mes pénates : je voyage, je vis, je suis désirée, et étant désirée je me sens femme, intensément.
Il y a les poils, aussi.
Une luxuriante tignasse noir de jais lui tapisse le corps jusqu’aux omoplates, couronnée par une épaisse chevelure et de broussailleux sourcils appuyant son air taciturne. Mathias est un homme poilu. Un animal sauvage. Une indomptable panthère noire avec des pulsions, des instincts à assouvir. J’aime ça chez lui. Ça me change. Claudio aussi a des poils, mais beaucoup moins. Il est plus labrador que panthère – moins d’aventure, plus de conjoncture.
La main de Mathias atteint ma poitrine. Un frisson m’échaude de la nuque aux talons. Je frémis.
— Je ne sais pas, répondé-je fébrilement. Je n’y ai jamais réfléchi. Il faut une raison d’après toi ?
— Attends voir… ironise Mathias, un large sourire aux lèvres. Faut-il une raison pour s’enrôler dans un truc pareil ? Être volontaire pour subir une greffe de peau intégrale, se faire enfermer sous une grosse cloche en verre pendant des mois et prendre l’apparence du célèbre géant d’une pub pour haricots verts ? Tu penses vraiment qu’un seul sujet soit ici par hasard ?
Mathias m’embarrasse. Bien sûr, je sais pourquoi je suis là. Je sais pourquoi j’ai choisi de participer à l’essai.
Je m’ennuie. C’est aussi simple que cela.
Je travaille au ministère régional. Je suis fonctionnaire, officiellement « coordinatrice de projets » selon l’appellation d’usage. Un peu ampoulé comme formule. Parce qu’en vrai, mon job, c’est de gérer la paperasse. Je contrôle que les bénéficiaires des fonds publics remplissent leurs obligations administratives. Je leur cours après pour collecter les comptes-rendus, les pièces justificatives qu’ils sont tenus de fournir. Du matin au soir, je trie des documents et colle aux basques des gens pour récolter des formulaires, une montagne de formulaires tous plus inutiles les uns que les autres, qui patienteront quelques années dans une armoire avant d’aller finir leur triste vie dans un incinérateur.
Que de temps perdu, que de ressources gâchées. Les mains de Mathias s’égarent sur mes hanches.
— Non, bien sûr. Le hasard n’a rien à voir là-dedans. C’est juste que… je me demande si tu pourras comprendre. J’ai peur de paraître ridicule, avoué-je en rougissant.
— Pourquoi tu serais ridicule ? s’enquiert Mathias, posément.
— Je ne sais pas. C’est que je n’ai pas l’habitude de parler de ce genre de choses, de choses qui me tiennent à cœur et qui sont un peu… inavouables, quelque part… Mais j’imagine que le mieux, c’est d’essayer, non ? Tout va bien, on est entre nous, lui murmuré-je en l’enlaçant pour finir de me convaincre. Alors voilà, je me jette à l’eau ! C’est assez simple. Je suis lasse, profondément lasse de la monotonie de mon quotidien. Lasse, et usée aussi. Niveau boulot, j’étais naïve. J’avais un idéal mais la réalité m’a sauté à la gorge. Le plus important dans ce monde, ce n’est plus l’avenir de nos enfants ; c’est de tenir la paperasse à jour. J’ai l’impression d’être inutile, et de devenir bête par-dessus le marché. Avec Claudio… On s’aime, c’est certain mais on a perdu ces petits grains d’insouciance, de folie qui faisaient tout le piment de notre couple. Ça remonte à cinq ou six ans, un peu après la naissance du premier – on a moins de temps pour nous depuis ce moment-là. Il y a de la tendresse mais on ne fait presque plus l’amour, avoué-je un peu gênée. J’ai l’impression d’être un automate… Aucune passion, toujours la même routine. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Oui, chuchote Mathias. Et je ne trouve pas ça ridicule. Donc, c’est pour ça que t’as signé ? Pour t’offrir un petit lopin d’aventure ?
— Je pense, oui. Tout est si… excitant, ici, à Elysia. Rien que le campus est canon. Les gens sont tellement intéressants, hauts en couleur… On ne s’ennuie jamais. Et puis j’ai l’impression de participer à quelque chose de grand. Quelque chose qui va peut-être changer la donne, contribuer à résoudre une partie des problèmes de ce monde. Quand je pense à tout ça, à ce que je suis en train de vivre, à ce que ça implique pour moi, pour l’avenir de mes enfants… je me sens bien, tout simplement. La transformation physique est radicale, c’est vrai. Il fallait l’oser ! Mais elle fait partie du lot d’éléments un peu kitchs qui donnent du chien à l’aventure. C’est dingue ! Dingue de se dire qu’on vit dans une serre géante où on nous cultive comme des plantes ! Chaque matin, je me réveille avec le sourire et le cœur qui bat ; ça ne m’était plus arrivé depuis des années. J’ai l’impression d’exister, ici, de vivre une expérience inédite. Je me sens comme dans une bulle, une bulle d’exaltation préservée de la mornitude du monde.
Rien que d’en parler, mon cœur s’emballe. Elysia. La greffe, l’étude, le campus. Tout ça est tellement irréel, tellement excitant.
Quand j’ai entendu parler de l’essai, j’ai d’emblée été séduite.
Une société récemment créée, Green Skin for Future, cherchait des sujets pour une étude clinique d’un genre nouveau. Les tests sur les macaques rhésus s’étaient avérés concluants et sans danger, de sorte qu’ils avaient décidé de passer à l’étape suivante : l’homme. Les autorités avaient donné leur feu vert et ils s’affairaient à dégotter des volontaires ; ça faisait grand bruit dans la presse.
Je n’ai jamais été douée en sciences, mais les articles que j’ai lus étaient bien vulgarisés, ils m’ont permis de me faire une idée claire.
L’objet de l’étude se résume en un mot, qui a d’ailleurs donné son nom au site : Elysia. Elysia chlorotica, plus précisément – une limace de mer capable de se comporter comme une plante grâce à une poignée de gènes dont elle dispose naturellement.
L’animal est programmé, dans son ADN, pour gober des algues vertes, leur piquer certains organes et les répartir de façon homogène sur toute la surface de son corps, un peu comme des panneaux photovoltaïques sur le toit d’une maison. C’est pour ça que la limace est verte, parce que les « chloroplastes » de l’algue qu’elle ingère – c’est le nom des organes volés – sont riches en molécules de chlorophylles dont la teinte prédomine sur la couleur brune naturelle de l’animal.
Grâce aux chloroplastes, la bestiole acquiert les propriétés d’une algue ou d’une plante. Elle devient capable d’utiliser l’énergie solaire pour convertir le gaz carbonique de l’atmosphère en nutriments ; ainsi, elle se sustente sans avoir besoin de recourir à une alimentation extérieure. Et elle libère de l’oxygène, aussi. Comme les plantes.
Green Skin for Future a creusé le filon, en tirant parti d’une véritable prouesse médicale réalisée par d’autres.
En 2017, une équipe de médecins et chercheurs européens a accompli un exploit. Ils sont parvenus à sauver un enfant atteint d’une maladie mortelle de la peau en modifiant génétiquement une poignée de cellules souches de son épiderme. Ils ont cultivé in vitro les cellules transformées, rendues saines, pour générer une surface de peau suffisante et ont alors procédé à une greffe quasi intégrale. Ils ont remplacé toute la peau du gamin, sans aucun risque de rejet puisqu’elle provenait du même donneur ; le garçon a d’ailleurs pu être scolarisé normalement peu de temps après l’opération.
Green Skin for Future les a copiés.
La compagnie a eu l’idée insensée d’employer la même méthode pour faire de l’homme une plante. Ils ont imaginé insérer certains gènes d’Elysia chlorotica dans l’ADN de l’épiderme humain. Une greffe de peau génétiquement modifiée, puis un simple cataplasme d’algues pour y faire entrer les chloroplastes et le tour est joué : la peau devient verte et l’homme capable de se nourrir du soleil, exactement comme la limace de mer !
Ô combien grandioses, les retombées potentielles d’une telle échappée ! ne cesse depuis lors de marteler la presse. Lutte contre la famine, conversion du gaz carbonique – principal responsable de l’effet de serre – en oxygène… Une véritable aubaine écologique et humaine que l’activité de Green Skin for Future. L’homme pollueur va pouvoir rendre à la Terre ce qu’il lui a volé tout en s’arrangeant pour en retirer un bénéfice : l’abolition de la faim dans le monde. Simple, mais efficace.
Partant de là, normal que je sois si excitée !
Ma vie a repris des couleurs, et ce depuis l’instant où j’ai reçu la lettre de Green Skin for Future m’informant que ma candidature était retenue, que je participerais à l’essai. Claudio n’était pas pour, mais il n’a rien fait pour me retenir. Il a senti qu’il ne vaudrait mieux pas.
Il m’a fallu supporter la greffe, la revalidation mais ça n’a pas été si terrible. Je n’en garde aucune séquelle hormis une légère insensibilité sur certaines parties du corps, comme le petit orteil. Le jeu en valait la chandelle. Je ne suis pas déçue.
Elysia est un rêve, un film de science-fiction.
Tout est grand, beau, coloré ici. Les infrastructures, les gens… tout sort de l’ordinaire. Tout est moderne et intéressant. Nous vivons sous une énorme verrière thermostatée aux allures de ville miniature, pourvue de toutes les commodités de loisirs que l’on puisse imaginer. C’est que les sujets ont du temps à tuer à Elysia, aussi Green Skin for Future leur propose-t-elle tout un catalogue d’ateliers récréatifs afin qu’ils ne s’ennuient pas et puissent apprendre de nouvelles choses, comme restaurer de vieux meubles ou parler Chinois. Le suivi médical, pourtant strict, devient presque anecdotique agrémenté de tels privilèges.
Le Bain de soleil, grand café terrasse occupant l’atrium, est indéniablement le centre névralgique du site même si l’on n’y sert que des eaux aromatisées. C’est le lieu de rencontre par excellence – là où l’on sympathise entre sujets, où les responsables prononcent leurs discours, où les curieux s’abreuvent des potins et où l’on se retrouve pour papoter.
J’aime y flâner avec mes amis, hauts en couleur eux aussi. Nous sommes toute une bande. Mon préféré, c’est Michelangelo, artiste en body painting qui m’a confié participer à l’essai pour tester de nouvelles teintes cutanées. Nous avons beaucoup d’affinités, trop peut-être car j’ai parfois l’impression qu’il voudrait faire de moi son quatre heures, surtout depuis que je l’ai mis au courant de ma liaison. Il me prend peut-être pour un coup facile. Ça me gêne. Je n’aurais pas dû le mettre dans la confidence, même si je l’aime beaucoup.
Estéban, lui, est un activiste écolo engagé dans la lutte contre la pollution de l’air par les grosses multinationales. Il monte souvent sur ses grands chevaux ; ça a tendance à me faire sourire même si je sais que je ne devrais pas. Les gens comme lui, entiers, engagés jusqu’au fond des os, sont précieux pour notre monde. Je m’en rends bien compte.
Selma est peut-être la moins funky d’entre nous, mais je l’adore quand même. Elle est mère de famille monoparentale ; elle a laissé ses trois enfants à sa sœur et Elysia, c’est pour elle une occasion en or de se faire un paquet d’argent facile, elle qui en manque au quotidien.
Michonne par contre, personne ne sait pourquoi elle est là. Elle est constamment dans la lune. Bien souvent, elle a les yeux dans le vague ; on a l’impression qu’elle n’entend pas la conversation puis elle atterrit avec une intervention tout à fait improbable – vous savez que les inuits portent des sous-vêtements en peau de canard sauvage ? C’est ce qui fait son charme, ce petit côté évaporé.
Et puis, il y a Mathias. Il incarne mes désirs, mes tabous les plus inavouables. Désirs de changer d’air, tabous d’adultère. Dieu que c’est bon, que c’est orgasmique ! J’ai de gros scrupules envers Claudio, mais je m’efforce de ne pas y penser. Autant vivre l’expérience à fond. Il n’en saura jamais rien.
Les caresses de Mathias m’extirpent de mes divagations. Il me regarde avec l’air curieux, admiratif d’un ornithologue face à un volatile rare. Il fait tourner son doigt autour de mon mamelon, très doucement. Je frissonne et poursuis notre conversation comme si de rien n’était.
— Oui, je suis dans une bulle, ici. Elysia est comme un rêve pour moi. Un rêve bien réel, plus extraordinaire que je n’aurais pu l’imaginer.
— Je voudrais te poser une question, Ephie, poursuit Mathias, imperturbable de placidité. Une question qui concerne la vie, la vraie, pas ce qu’on vit ici. Est-ce que tu as un vrai rêve ? Je veux dire, un rêve qui concerne quelque chose qui te tient à cœur, que tu voudrais réaliser mais que tu n’as pas encore eu l’occasion d’accomplir.
Sa question me frappe comme une claque en plein visage. Tout est vrai à Elysia. Que peut-il bien y trouver à redire ?
« Un vrai rêve ? m’exclamé-je d’un coup sec, sur la défensive. Comment ça ? Pourquoi cette question ? Et puis d’abord, tu en as un, toi, de rêve ? »
Pour toute réponse, je n’obtiens qu’un sourire complice assorti d’une mystérieuse maxime.
« Il suffit d’un rêve pour raviver la flamme, Ephie. Pour raviver toutes les flammes. Alors c’est quoi, ton rêve ? Tu en as forcément un. Tout le monde en a un. »
Il insiste. Je suis contrariée. Pour qui se prend-il, après tout ?
Mais je réfléchis.
Je me remémore cette période où, peu après mes études, j’envisageais de reprendre un vignoble sur les coteaux de la Citadelle. J’avais même commencé à suivre des cours d’œnologie et de gestion viticole. Ça me plaisait bien tout ça, mais c’est alors qu’un bon ami de mes parents, politicien de père en fils, a débarqué en proposant de m’introduire au ministère. Un contrat à durée indéterminée, un salaire confortable, le tout assorti des avantages du statut de fonctionnaire… J’étais trop jeune pour être lucide. J’ai accepté, privilégiant la stabilité à l’appel du cœur.
C’est en grommelant que j’entame ma réponse mais je me radoucis au fur et à mesure que l’image des vignes se dessine dans mon esprit.
— Je voulais faire du vin. J’avais repéré ce petit terrain bien exposé sur les coteaux du Nord de la ville, et je suivais des formations. Mais j’ai laissé passer ma chance. J’imagine qu’il est trop tard, maintenant.
— Il n’est jamais trop tard, Ephie, murmure Mathias au creux de mon oreille. Il n’est trop tard que quand on est mort. Pourquoi tu ne tentes pas le coup une nouvelle fois ?
— Facile à dire pour toi ! rugis-je en lui assénant un coup de poing sur le torse. C’est pas toi qui as deux enfants, un mari, une maison à payer, un crédit bagnole… T’es pas le mieux placé pour juger ma vie : je ne sais rien sur toi sauf que tu vis seul et que tu baises bien ! Il est temps de m’en donner un peu, Mathias ! Pourquoi t’es là, au juste ? Vas-y, je t’écoute, toi qui as toujours réponse à tout !
Mathias sourit de plus belle. On dirait que ça l’amuse. Il a le chic pour me rendre folle, que ce soit d’une façon ou d’une autre. Mais il daigne tout de même s’exprimer sur le sujet, du moins le crois-je dans un premier temps.
— Pour la raison qui nous a tous fait venir ici, tous autant que nous sommes.
— Et quelle est-elle, cette fameuse raison ? Tu m’énerves à la fin, avec tes mystères ! m’offusqué-je, impatiente d’en découdre.
— Ça me paraît évident, Ephie. Nous sommes tous mal dans notre peau.
Mathias m’embrasse langoureusement, comme pour m’empêcher de répliquer. Je résiste, puis baisse les armes et me laisse aller dans les bras de cet homme si secret.
***
« Ephie, s’il-te-plaît, fais un effort ! Elles sont en train de nous la mettre profonde ! glapit Michelangelo, consterné, désespéré. Ce n’est pas possible, tu ne peux tout de même pas être si nulle ! »
Selma, Michonne, Michelangelo et moi disputons une partie de belote, tranquillement assis au Bain de soleil. Je tiens ce jeu en horreur. Je l’ai toujours détesté, sans doute parce que je n’y ai jamais rien compris et que je n’ai jamais daigné engager le moindre effort pour que ça change ! Atout, dix de der… très peu pour moi. Finalement, on rigole bien quand même – en grande partie à cause de ma gaucherie – mais au départ, si j’ai accepté de participer, c’est uniquement parce qu’ils ont insisté. Lourdement insisté. Et aussi parce que la place qui m’a été octroyée, en quinconce de Michelangelo, me donne une vue panoramique sur l’ensemble des tables, bondées à ce moment de la journée.
Mathias ne devrait plus tarder maintenant, c’est son heure. Comme à l’accoutumée, il s’assiéra à bonne distance et nous échangerons des regards complices en nous efforçant de faire en sorte que personne ne remarque quoi que ce soit. Et comme d’habitude, Michelangelo détectera le manège et ne manquera pas de me gratifier de l’une de ces moues jalouses et désapprobatrices dont il a le secret, enjolivée de quelque sous-entendu sournois et gratiné.
Michelangelo est un chic type, mais jamais je ne lui céderais. Déjà rien que son accoutrement… Oh, Dieu ! Un maillot des plus seyants, une taille trop petit, qui lui rentre dans le derrière et fait ressortir sa généreuse bedaine… Très peu pour moi, merci !
C’est que tout le monde vit presque nu à Elysia, pour maximiser la surface de peau exposée à la lumière. Le règlement est très strict en ce qui concerne l’uniforme mais laisse tout de même le choix du modèle. Et pour preuve : autour de nous, shorts de bain fleuris et bikinis bariolés foisonnent allègrement, conférant à la terrasse des airs de vacances à la plage, farniente à gogo !
— Ohé, du bateau ! T’es avec moi, Ephie ? Tu cherches peut-être quelqu’un ? ironise mon partenaire d’un ton sarcastique.
— Et si on misait de l’argent le prochain coup ? propose Selma en se léchant les babines. On garde les mêmes binômes et on aligne quelques billets ! Bonne idée, non ?
— Vous avez remarqué ? Le valet de cœur n’a que quatre doigts ! s’exclame Michonne, penchée sur une carte, en ignorant sa comparse qu’elle semble ne pas avoir entendue.
Je m’apprête à rétorquer à tout ce petit monde ; je bois une gorgée d’eau citronnée, inspire, ouvre la bouche mais l’arrivée en fanfare d’Estéban me coupe dans mon élan. Il déboule comme une flèche, essoufflé, les rastas imbibées de sueur et s’accoude à notre table pour reprendre sa respiration, plié en deux sous le coup de l’effort. Aux tables voisines, on le dévisage en ricanant comme on toise une bête de cirque. Il a la réputation d’être un original, avec ses histoires d’activiste.
— Je… Hhhh… Je sors tout juste du bloc médical ! Hhhh… J’avais rendez-vous pour… Hhhh… une batterie de tests de routine ! déclare-t-il, haletant et déboussolé. Clarisse… la petite infirmière crollée… Hhhh… elle était en larmes ! Elle m’a raconté que… que… la compagnie… ils nous ont menti ! Ils se sont foutus de nous… Hhhh… les fumiers ! continue-t-il en hurlant à la cantonade, le visage boursouflé par la haine.
— Calme-toi, mon ami ! Ça va aller, tempère Michelangelo en enserrant de ses mains les épaules d’Estéban, un sourire indulgent aux lèvres. Respire un bon coup et explique-nous ce qu’il se passe. Ça ne peut pas être si grave que ça, quand même ?
Estéban semble offusqué et se dégage brusquement, toisant Michelangelo d’un regard noir et fou. La scène amuse beaucoup les occupants des tables voisines : les visages sont hilares et des fous-rires se mettent à résonner un peu partout. Un demi-cercle de badauds commence à se former autour du forcené, à quelques mètres de distance comme pour éviter la contamination. Je suis un peu gênée pour Estéban. Il devrait éviter de se donner en spectacle de la sorte, même s’il a ses raisons.
« Laisse-moi ! Tu ne te rends pas compte ! vocifère-t-il au visage de son ami. Les macaques rhésus… en bonne santé, tu parles ! Trois d’entre eux sont déjà morts et dix autres souffrent de mélanome ! Un cancer, mon pote, un cancer de la peau ! Les dirigeants de la compagnie… Ils… ils le savaient ! Depuis le début, ils le savaient ! Et ils n’ont rien dit ! Ils nous ont tout de même opérés, greffé cette fichue peau verte et maintenant on va… On va… »
Des larmes de rage coulent sur les joues d’Estéban tandis que les sourires tendent à s’estomper et qu’un murmure général s’insinue comme une brume épaisse au-dessus de la foule. Certains essaient de cacher leur malaise derrière un air roublard mais ça me paraît évident : tout le monde est interpelé. Tout le monde est troublé. Tout le monde est inquiet. Moi-même je le suis, intensément. Estéban est un activiste ; il a l’art de monter en crème fouettée tout ce qui lui passe sous la main, de sauter sur ses grands chevaux dès qu’une cause le tient à cœur, aussi insignifiante puisse-t-elle paraître au commun des mortels. Mais Estéban ne ment pas et jamais je ne l’ai vu dans cet état.
Une boule de panique se forme au creux de mon ventre. Ma respiration s’interrompt.
« Écoutez-le ! imploré-je alentours d’une voix forte. Par pitié, écoutez-le ! »
Les regards se braquent brièvement sur moi avant de revenir sur Estéban. Notre table est au centre de l’attention. Selma se tasse un peu plus sur sa chaise, tandis que Michonne rêvasse en observant le ciel et que Michelangelo fixe son ami d’un air incrédule, la bouche grande ouverte. La déconfiture se lit sur ses traits. On pourrait presque le croire sous hypnose.
— Il y a eu des pots-de-vin ! continue Estéban, imperturbable, criant en direction de l’assemblée médusée. Deux ou trois billets bien placés sous le bureau d’une poignée de politiciens véreux et l’affaire était conclue ! Les essais sur l’homme ont été autorisés alors que nos responsables politiques – du moins certains d’entre eux – les savaient dangereux, mortellement dangereux ! Compagnie, gouvernement… pourris ! Tout un système pourri à cause d’une poignée de rats sans scrupules qui rongent la structure de l’intérieur et gangrènent tous les autres ! Notre vie, la planète, la famine… ces gens-là n’en ont cure tant que leurs bourses restent bien au chaud, tant qu’ils peuvent continuer à se pavaner au soleil pendant que le peuple crève la dalle et que les écosystèmes crèvent tout court !
— Ça… ça… ne peut pas être vrai, murmure Michelangelo dans un souffle de désespoir. Tu dois te tromper. Clarisse doit se tromper. C’est forcément le cas !
— Ah oui ? Et ça, c’est du chiqué ? aboie Estéban en brandissant fièrement un paquet de documents chiffonnés. Médecins, scientifiques, laborantins… ça discutait ferme dans les bureaux du bloc ! Je suis me suis attardé un moment et je les ai entendus ; ils venaient d’apprendre la nouvelle et ils étaient sidérés, outrés, en colère ! Ils ne sont que des sous-fifres et la direction leur a menti comme à nous ! Une de leurs collègues… Florence, la scientifique spécialiste des plantes, vous voyez ? Personne ne sait comment mais elle avait découvert le pot aux roses. Elle a compilé des documents compromettants, chapardé des e-mails incriminants et elle a monté tout un dossier contre son employeur, contre Green Skin for Future. David contre Goliath. Et ça a payé ! Elle avait un complice pour l’aider, un journaliste infiltré parmi les sujets… continue Estéban un peu plus posément, s’affairant visiblement à maîtriser ses émotions pour tenir des propos cohérents. Il était des nôtres, on le croisait tous les jours et on ne l’a même pas remarqué ! Le type vient de transmettre le dossier au gouvernement et à la presse. D’après ce que j’ai entendu, Florence et lui ont été exfiltrés, mis sous protection judiciaire. Ils se sont envolés mais ont tout de même pris le temps de laisser une copie du dossier aux collègues de Florence, histoire de les mettre au courant avant que le scandale n’éclate au grand jour.
Mes traits s’effilochent au fur et à mesure qu’Estéban s’exprime, tout comme ceux des autres témoins de la scène. Des cris de terreur s’insinuent parmi les sujets ahuris.
— Qu’on m’enlève cette peau ! vocifère Michelangelo.
— Je veux mon argent ! implore Selma.
— Là-bas, une alouette ! s’exclame Michonne.
Estéban poursuit ses explications sans se soucier de la rumeur de lamentations qui monte dans l’atrium, de plus en plus sourde.
« Ils ont dit que c’est plus qu’une question d’heures ou de minutes avant que l’armée débarque, vous vous rendez compte ? L’armée, à Elysia ! Ils étaient tellement furieux, tellement hagards au bloc qu’un médecin a laissé tomber quelques papiers du dossier dans le couloir. Les papiers que j’ai ici. Vous ne me croyez toujours pas ? Jetez-y donc un œil ! Tiens, Ephie, toi qui as l’habitude des papelards, lis-moi ça vite fait et dis-leur qu’on est dans le pétrin ! »
C’est maintenant une foule des plus denses qui est attroupée autour d’Estéban, mais on pourrait entendre une mouche voler. Je m’approche, saisis les documents qu’il me tend et les parcours fébrilement.
La boule de panique explose dans mon ventre. Je me sens partir. Je m’évanouis.
« Ephie, ça va ? Réveille-toi, je t’en supplie ! Ah, Dieu merci, te voilà ! Tu m’as fait une peur bleue, j’étais sur le point de te faire du bouche-à-bouche ! »
La voix stridente de Michelangelo, empreinte d’une pointe de déception, me ramène parmi les vivants. Mon ami est penché sur moi et me tapote la main en tremblotant de tout son corps. Quelqu’un a dû amortir ma chute car je ne ressens aucune douleur. Je ne sais pas combien de temps je suis restée inconsciente mais je vois les feuillets circuler dans la foule, semant sur leur passage larmes, terreur et désolation.
Leur contenu ne laisse aucune place au doute. Tout est vrai.
Il me faut quelques instants pour me remettre d’aplomb. Redevenue lucide, je me lève précautionneusement et me rassied sur ma chaise. Les cartes gisent au sol, éparses. Mon regard est accroché par le valet de cœur, celui auquel il manque un doigt. Une curieuse intuition m’envahit ; j’interroge Estéban d’une voix grave.
— Le journaliste qui a infiltré l’essai… est-ce qu’on sait qui c’est ?
— Un Stanislas, je crois… se rappelle Estéban, encore rouge d’émotion. Ou non, attends voir… Mathias. C’est ça, je les ai entendus parler d’un Mathias. J’en ai un avec moi au cours de poterie du mardi, c’est un grand brun ténébreux. Tu le connais un peu, non ? Je vous ai déjà aperçus en train de papoter.
Mon sang se glace, mon corps se fige, mon esprit s’anime comme sous l’effet d’une décharge électrique.
Mathias. Il serait donc la taupe.
Qui est-il vraiment, et tout journaliste qu’il soit comment a-t-il bien pu accepter de participer à l’essai en sachant que sa santé s’en trouverait sérieusement mise à mal ? Estéban répond à mes questions sans que j’aie besoin de les formuler.
« Au bloc, ils ont dit qu’il aurait eu un fils dans le temps, qui serait décédé il y a un moment déjà. Sept ans. Mélanome. Un cancer extrêmement rare chez l’enfant, et encore plus rarement fatal à cet âge. La mère serait morte de chagrin et le père, Mathias donc, se serait enrôlé comme reporter de guerre. Une sacrée tête brûlée… Il faut croire que la vie ne l’intéresse plus après un truc pareil… Enfin, je sais pas, j’imagine. Florence savait qu’elle aurait besoin d’un complice à Elysia, qu’elle ne parviendrait pas à les faire tomber seule. Elle l’aurait repéré et pris contact avec lui peu après avoir mis la main sur les premiers éléments douteux. C’était avant que les essais ne débutent chez l’homme, juste après les études précliniques sur les singes – c’est ce que j’ai cru comprendre. Elle se serait arrangée pour qu’il soit sélectionné et intègre Elysia ni vu, ni connu. Et puis… »
Estéban poursuit, mais je ne l’écoute déjà plus.
Tout est clair, limpide à présent. D’une logique implacable.
Mathias avait un rêve : celui de donner un sens à la mort de son fils en œuvrant pour empêcher qu’un nombre incalculable d’êtres humains ne vienne à subir le même sort funeste que lui. De faire payer les démons qui, au nom du sacrosaint argent, se seraient rendus coupables sans aucun scrupule d’une telle ignominie. Pour les sujets d’Elysia, il est trop tard : le mal est déjà fait. Une nouvelle peau viciée a été greffée ; l’ancienne a été incinérée de sorte qu’aucun retour en arrière n’est possible. Mais tous les autres peuvent être sauvés, tous ceux qui auraient subi le même traitement si ces faits odieux n’avaient pas été dévoilés. C’est ce que Mathias s’est efforcé de faire. Il s’est sacrifié pour la cause. Il a transformé son désespoir en force vive, sauvant par anticipation des milliers, des millions de personnes peut-être à travers le monde.
Je prenais Mathias pour un homme qui joue de ses charmes et de ses mystères pour séduire les femmes. Je me trompais. Il est l’un des plus sages, des plus courageux que j’aie jamais rencontrés. Une parenthèse inattendue que je n’oublierai pas et qui toute ma vie me servira d’exemple.
Je scrute la foule autour de moi. Je n’entends plus aucun son, comme si je reposais sous une cloche invisible me coupant du reste du monde. La peur, la colère et le désespoir se lisent sur les visages. Je les ressens moi aussi. J’ai peur pour l’avenir. Peur de ce cancer qui pend maintenant au-dessus de ma tête comme une épée de Damoclès. Peur d’envisager faire partie des pauvres malchanceux qui viendront peut-être à développer un mélanome des suites de l’essai. Et surtout, peur de laisser derrière moi deux orphelins et un mari éplorés, tout ça à cause de la sottise dont j’aurai fait preuve en décidant de m’enrôler dans ce que je croyais être une aventure hors du commun, tellement mieux que la vie que j’avais déjà.
Je suis passée de l’autre côté du miroir.
Je m’en veux à présent d’avoir été si aveugle, si naïve de croire que je trouverais ici monts et merveilles, qu’il n’y aurait aucune conséquence d’aucune sorte à mes actes. Tout se paie un jour. Je prends conscience de la chose maintenant qu’elle me crève les yeux. La couleur verte de ma peau finira par disparaître, pas les risques pour ma santé. Ceux-là me poursuivront jusqu’à ma mort.
Michelangelo m’assène une accolade qui m’extirpe de la torpeur. L’adrénaline se répand dans mes veines ; je sursaute violemment. Il me prend en aparté. Des paroles lui brûlent les lèvres, il n’a pas l’air de pouvoir se retenir plus longtemps.
« Je t’avais bien dit qu’il était pas tout net, ton Mathias » dit-il sur le ton du triomphe.
Mon sang ne fait qu’un tour. J’empoigne Michelangelo à la gorge et le colle contre la paroi de verre toute proche, avec une force qui nous surprend autant l’un que l’autre. Je tiens mon visage à quelques centimètres du sien, mais pas pour l’embrasser comme il le souhaiterait probablement. J’aperçois mon reflet dans la glace ; mes traits sont déformés par la rage et le mépris.
— Comment oses-tu ? lui hurlé-je en pleine figure. Il vient de sauver tellement, tellement de vies en empêchant que le fléau Elysia se propage à d’autres pauvres bougres dans notre genre ! Et c’est tout ce que tu trouves à dire ? Je vois clair dans ton jeu, Michel ! Je vais t’expliquer, moi, ce qui te gêne tant dans tout ça : c’est que tu aurais préféré ne rien savoir du tout, histoire de continuer à vivre l’esprit tranquille avec ta jolie petite peau verte ! C’est que tu es jaloux de son courage, des couilles qu’il a et dont tu ne peux que rêver à ton petit niveau étriqué de péquenaud du dimanche ! Tu ne lui arrives pas à la cheville, Michel. Tu es pathétique.
— Je… Argh ! Lâche-moi, Ephie, j’arrive plus à respirer ! C’est pas ce que je voulais dire, tu le sais bien ! implore Michelangelo.
Je desserre mon emprise. Cet homme n’a aucun amour-propre ; il est lâche, égoïste et me donne envie de vomir. Comment ai-je pu être assez aveugle pour le considérer comme un ami ? Il faut croire que dans la brume, les ronces ressemblent à des rosiers.
« C’est exactement ce que tu voulais dire, ce que tu as toujours voulu dire ! Dégage de mon chemin ! » ordonné-je à mon ex-ami qui s’exécute sans demander son reste, penaud et timoré.
Je ne puis rester là plus longtemps, supporter les lamentations d’une foule me renvoyant l’image de mes propres appréhensions. Je m’enfuis à toutes jambes, courant comme une dératée en direction de nulle part. J’ai besoin de réfléchir, de faire le point, de me rephaser avec moi-même. La course effrénée me calme étonnamment, même si je sais qu’où que j’aille je resterai prisonnière jusqu’à l’arrivée des militaires.
Claudio. Mon ami, mon amant, mon mari. L’homme que j’aime, que j’ai épousé et sur qui j’ai toujours pu compter.
Qu’ai-je fait, mon Dieu, qu’ai-je fait ?
Comment ai-je pu être assez cruelle pour lui faire subir une telle épreuve, à lui qui a toujours été là quelles que soient les circonstances ? Pour mettre ainsi notre famille en péril, et au nom de quoi ? Je ne saurais moi-même le dire maintenant que les hologrammes de l’aventure et de l’exotisme se sont évaporés, remplacés par un univers de noirceur et de pessimisme.
Je ne dois pas me laisser abattre. Hors de question. Ce n’est pas ce que ferait Mathias. Je regrette d’avoir trompé Claudio, mais je continue malgré tout de tenir mon amant en grande estime. Pour ce qu’il est, ce qu’il a accompli et ce qu’il m’a transmis.
Il m’a ouvert les yeux.
Je dois croire en mes rêves.
L’aventure est à portée de main ; il suffit de changer de regard pour changer de vie. Et je veux que Claudio, que mes enfants fassent partie de cette vie-là qui s’annonce plus passionnante que la précédente, largement. Ce qui est fait est fait, à quoi bon me lamenter sur mon sort et gâcher le reste de mon existence ? Autant prendre cette fâcheuse expérience comme un cadeau, un baptême de sagesse qui facilitera mon accès au bonheur, en tâchant de reléguer au tiroir les conséquences potentielles de mon inconséquence passée.
Je sais ce qu’il me reste à faire.
Je modifie la trajectoire de ma course en direction du bloc télécom et déboule bientôt dans la vaste salle abritant téléphones et ordinateurs. Je dois avoir une tête à faire peur ; les sujets agglutinés devant les écrans ou pendus aux combinés interrompent leurs activités pour me dévisager avec curiosité. Ils ne savent pas encore, les pauvres. Ils se pavanent fièrement en bermudas fleuris, ignorant tout de leur triste situation. Sans me soucier des regards braqués sur moi, je me rue sur un compartiment téléphonique vacant et compose un numéro familier. Le plus familier qu’il me soit donné de connaître – déjà rien que la combinaison des chiffres me rassure.
La sonnerie retentit une, deux, trois fois. Puis il décroche.
« Allo ! »
Je tressaillis au son de sa voix et me mets à sangloter en silence, avant même d’avoir prononcé un mot. Je suis trop chamboulée pour parler.
— Allo, Ephie, c’est toi ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu pleures, ma parole !
— …
— Dis-moi ce qui ne va pas ! Je suis là, je suis avec toi, tu n’as pas à avoir peur. Calme-toi, je t’en prie !
— Clau… Claudio.
— Oui. C’est moi, Ephie. Tout va bien.
— Je… Je veux rentrer chez nous. Je ne veux plus qu’on se sépare, jamais.
Claudio marque un temps d’arrêt et se racle la gorge avant de poursuivre. Il a l’air ému, sa voix tremblote un peu.
— D’accord, Ephie. Super nouvelle. Tu nous as manqué, tu sais.
— Oui, je sais. Pardonne-moi, Claudio, s’il-te-plaît. J’étais perdue, je ne savais pas ce que je faisais. J’ai compris la leçon, maintenant.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive, bon sang ? Ça a l’air grave.
— Je t’expliquerai tout, Claudio, une fois que je serai rentrée. Tu te rappelles ce vieux projet dont je t’ai parlé, que j’avais envisagé entreprendre avant de te connaître ?
— Faire tourner une exploitation viticole, c’est bien ça ?
— Oui. Je voudrais faire du vin, Claudio. Je n’en peux plus de mon job au ministère. J’étouffe, je m’éteins, je meurs à petit feu. Tu me soutiendrais ? Je veux dire, ça va demander des efforts tout ça. Des sacrifices peut-être. Et ça va faire du changement, beaucoup de changement. Tu serais prêt à te jeter à l’eau avec moi ?
— On est une équipe, Ephie. Si tu es malheureuse, l’équipe s’enlise tout entière. Bien sûr que je te soutiendrai, et les garçons aussi. Tout ce qui m’importe, c’est ton bonheur. Notre bonheur. Tu le sais, ça ?
— Oui. Mais je ne suis pas sûre de le mériter.
— Ne dis pas de bêtises. Tu le mérites. Tout le monde mérite d’être heureux.
— Merci, Claudio. Je dois te laisser. Je te rappelle bientôt, dès que j’en sais plus sur ma sortie.
— Très bien. Au revoir, Ephie. Prends soin de toi, s’il-te-plaît.
— J’ai de la chance de t’avoir. Une chance inouïe.
Je raccroche, rassérénée, avant de sentir une main se poser sur mon épaule. Je sursaute une nouvelle fois – que d’émotions pour une seule journée ! – et tombe nez à nez avec Michonne qui semble s’être reconnectée à la réalité. Elle plante son regard dans le mien et me dit de sa voix très douce :
« Je t’ai vue t’enfuir, Ephie, et j’ai eu l’envie de te suivre. J’ai écouté la conversation, j’espère que tu ne m’en veux pas. Mon père est viticulteur, il est propriétaire d’un domaine sur les coteaux. La famille raconte que je suis tombée dans le tonneau d’un grand cru millésimé quand j’étais bébé, un peu comme Obélix, et que c’est pour ça que je suis tout le temps dans la lune. Je ne sais pas si c’est vrai, cette histoire. Toujours est-il qu’il a décidé de prendre sa retraite dans deux ans et qu’il cherche quelqu’un de motivé pour lui succéder à la tête de l’exploitation. Quelqu’un qu’il est prêt à former si nécessaire. Ce n’est pas trop mon truc, les vignes ; je les laisserais mourir par inadvertance. Mais toi, si ça te dit, je peux te le présenter et vous verrez bien. Qu’est-ce que tu en penses, Ephie ? Ça me plairait bien qu’on soit copines dans la vraie vie ! »
Je souris.
Une chose est certaine.
Michonne non plus n’a pas atterri à Elysia par hasard.